Le Grand Filtre

Le Grand Filtre est un concept introduit par l’économiste américain Robin Hanson en 1996, qui s’inscrit dans une longue tradition de discussions sur la recherche d’intelligence extraterrestre et l’avenir de l’humanité.

Le constat de départ est simple : nous n’avons jamais observé le moindre indice de l’existence d’une civilisation extraterrestre. Aucune soucoupe volante ne survole en ce moment la Maison-Blanche, aucun ambassadeur au look reptilien ne siège à l’ONU et aucune rencontre du troisième type n’a jamais été prouvée scientifiquement.

De plus, les sondes spatiales que nous avons envoyées visiter le système solaire n’ont rien révélé d’artificiel. Nos télescopes n’ont jamais observé de phénomène astronomique qui ne pouvait pas être expliqué par des processus naturels. Les programmes de recherche de signaux extraterrestres, qui sont assez intensifs depuis vingt ans, n’ont toujours rien détecté.

Le paradoxe de Fermi

Cette absence pose une question fondamentale, appelée le paradoxe de Fermi, du nom du physicien italien Enrico Fermi qui la formula pour la première fois en 1950.

L’histoire biologique et sociologique de notre planète montre que l’expansion et la colonisation sont des processus implacables. La vie sur Terre s’est répandue partout, même dans les milieux les plus hostiles. Les civilisations se sont répandues dans tous les environnements et sur tous les continents dès que la technologie leur a ouvert la voie. Ce processus d’expansion devrait en toute probabilité s’appliquer également à la conquête de l’espace : une civilisation intelligente suffisamment avancée devrait finir par quitter sa planète pour explorer et coloniser les étoiles proches puis la Galaxie.

Évidemment, la technologie pour aller vers les étoiles n’est pas encore à notre portée, mais nous devons considérer ici le long terme, la technologie qui sera disponible dans cent ans, dix mille ans ou un million d’années. Après tout, en à peine une cinquantaine d’années, nous avons envoyé des hommes sur la Lune, des rovers sur Mars, un robot sur la surface de Titan et les sondes Voyager sont sur le point de quitter le système solaire. Après de telles prouesses, en à peine un demi-siècle, imaginez ce que nous pourrons faire dans un million d’années !

Mais ce qui nous concerne ici, ce sont les autres civilisations intelligentes. D’un point de vue astronomique, l’époque actuelle n’est pas spéciale, la vie aurait pu apparaître sur d’autres planètes des centaines de millions ou même quelques milliards d’années avant d’apparaître sur Terre (pas trop quand même, pour donner à l’Univers le temps d’établir un environnement physique et chimique favorable). Ces civilisations auraient donc eu le temps d’atteindre une technologie avancée dans un passé très lointain.

Or, il se trouve que le temps nécessaire pour conquérir la Galaxie n’est pas si considérable à l’échelle astronomique. Une sonde voyageant à un dixième de la vitesse de la lumière pourrait traverser la Galaxie en un million d’années. Une conquête progressive, avec exploration, installation et colonisation, serait plus lente, mais les modèles mathématiques montrent qu’elle serait possible en à peine quelques millions d’années.

On peut jouer avec les chiffres, mais l’essentiel est de voir qu’une civilisation née il y a quelques centaines de millions d’années devrait depuis longtemps être arrivée jusqu’à nous. L’absence de détection nous pose donc un problème non trivial.

Remarquons que différentes explications du paradoxe ont été proposées : la Galaxie pourrait par exemple avoir été conquise par des civilisations qui se cachent car elles ont décidé de ne pas interférer avec notre développement ou peut-être que le voyage interstellaire est tout simplement impossible pour des raisons que nous découvriront un jour. Toutes ces possibilités sont valides, mais admettons pour cette discussion l’hypothèse la plus simple donc la plus plausible : la Galaxie nous apparaît silencieuse car aucune civilisation n’a réussi à s’établir au-delà de son étoile originale.

Le Grand Filtre

Le passage de la matière inerte à une civilisation avancée capable de s’étendre dans la galaxie requiert une succession d’étapes dont les suivantes sont les principales :

  • la formation d’une planète à la distance adéquate d’une étoile moyenne
  • l’apparition d’une molécule capable de se reproduire, par exemple l’ARN
  • la formation des premières cellules (les procaryotes)
  • le développement des cellules complexes à structure interne (les eucaryotes)
  • l’apparition de la reproduction sexuée
  • la mise en place de systèmes multicellulaires
  • l’évolution de l’intelligence et de la pensée
  • le développement technologique (le stade actuel)
  • l’expansion vers les étoiles et la colonisation de la Galaxie.

L’absence de détection d’une civilisation extraterrestre indique qu’une ou plusieurs de ces étapes sont très improbables, c’est ce que Robin Hanson appelle le Grand Filtre : un obstacle insurmontable, ou pratiquement insurmontable, qui empêche le passage de la matière inerte à une civilisation galactique.

La question fondamentale qui se pose alors est la suivante : pour l’humanité, le Grand Filtre se trouve-t-il dans le passé ou le futur ? Est-ce que le Grand Filtre est une étape que la Terre a réussi à franchir ou est-il un obstacle qui nous empêchera de nous répandre dans la Galaxie ?

Le Grand Filtre dans le passé ?

Si le Grand Filtre est dans notre passé, l’une des étapes qui ont conduit à la situation actuelle est si improbable que la Terre est peut-être la seule planète de la Galaxie à avoir vu apparaître une civilisation intelligente.

La littérature astronomique donne en général un avis différent : si les conditions physiques et chimiques d’un environnement sont adéquates, on pourrait avoir l’impression que la vie va inévitablement apparaître, devenir graduellement plus complexe et conduire à l’intelligence.

Cet optimisme provient probablement de l’exemple de la Terre. Après sa formation, notre planète était hostile à la vie à cause d’un bombardement météoritique continu qui cessa il y a 3,8 milliards d’années. Une fois cette phase terminée, la vie s’est rapidement (en termes astronomiques) mis en place. L’analyse des roches les plus anciennes montre que la vie était déjà bien implantée il y a 3,5 milliards d’années. On a donc bien l’impression que la vie s’est établie sur Terre dès que l’opportunité s’est présentée.

Le problème dans cette analyse est qu’il est difficile de s’appuyer sur un échantillon unique dont nous sommes le fruit. En fait, si la vie ne s’était pas établie rapidement, nous ne serions pas là pour en parler. Toutes les étapes indiquées ci-dessus ont abouti à notre civilisation en un temps assez court de 3,8 milliards d’années. Chaque étape a donc dû se produire sur Terre assez rapidement et cette évolution pourrait bien être complètement atypique.

D’autres étapes du développement de la vie pourraient également être très improbables. Par exemple, le passage des procaryotes, les cellules les plus simples, aux eucaryotes, les cellules plus complexes contenant un noyau, a pris plus d’un milliard d’années. Cette étape apparaît donc plus improbable que l’apparition de la vie elle-même.

D’un autre côté, cette étape était peut-être nécessairement longue car l’environnement terrestre initial n’était pas prêt pour l’apparition des eucaryotes. L’atmosphère primordiale de la Terre ne contenait pas d’oxygène et il a fallu d’innombrables générations de cellules simples pour produire de l’oxygène par photosynthèse et transformer l’atmosphère.

Ces deux exemples montrent que nous sommes loin de comprendre les étapes qui ont conduit de la matière inerte à une civilisation intelligente. Aller plus loin et calculer leur probabilité pour identifier le Grand Filtre est donc hors de notre portée pour l’instant. Mais peut-être qu’aucune des étapes passées n’est très improbable ?

Le Grand Filtre dans le futur ?

Si le Grand Filtre ne se trouve pas dans les étapes qui conduisent à une civilisation technologique, peut-être qu’il faut le chercher dans la dernière étape : un obstacle majeur a empêché les autres civilisations intelligentes d’atteindre les étoiles et il est à craindre que ce même obstacle nous affecte également.

Cet obstacle n’est probablement pas politique. L’histoire biologique et sociologique de notre planète indique une propension de la vie et des civilisations à se répandre. Même si la plupart des civilisations avancées sont peu intéressées ou opposées à l’exploration et la colonisation, il en suffirait d’une pour remplir la Galaxie. L’obstacle n’est probablement ni financier, ni technologique non plus, car une civilisation se développant pendant des millions d’années devrait pouvoir surmonter ces difficultés.

Le Grand Filtre est donc probablement plutôt une catastrophe à l’échelle planétaire, un événement qui va non seulement empêcher l’expansion d’une civilisation, mais va en fait la détruire.

Il est assez facile d’imaginer des scénarios et la liste est longue : bouleversement écologique (changement climatique, nouvel âge glaciaire), cataclysme astronomique (impact d’astéroïde, de comète, explosion de supernova proche, instabilité dans le Soleil) ou désastre technologique (guerre nucléaire globale, épidémie créée par l’ingénierie génétique, emballement d’une intelligence artificielle, conséquence imprévue des nanotechnologies).

De tous ces candidats, le Grand Filtre sera probablement une catastrophe de nature technologique. Les problèmes d’origine astronomique sont aléatoires et, même s’ils détruisent quelques civilisations, il y aura toujours des planètes qui auront statistiquement la chance d’y échapper. Le Grand Filtre devrait donc être un obstacle plus menaçant, inévitable, une technologie que toute civilisation avancée finira par inventer et qui se retournera contre elle.

Le passé ou le futur ?

Cette discussion nous laisse donc avec deux possibilités : soit l’une des étapes qui ont conduit de la matière inerte à l’intelligence est si peu probable que nous sommes la seule civilisation capable de nous répandre dans la Galaxie, soit l’obstacle est devant nous, un désastre technologique qui va nous empêcher d’atteindre les étoiles et qui détruira probablement l’humanité.

Il est évidemment impossible de départager les deux scénarios à l’heure actuelle. Nous ne sommes pas prêts de comprendre précisément tous les processus qui ont conduit à notre civilisation et il est impossible de prédire le futur.

Il y a néanmoins un développement scientifique, possible dans un temps relativement court, qui pourrait nous éclairer, malheureusement de manière plutôt sinistre. Si, demain, l’une de nos sondes découvrait une forme de vie dans le système solaire (et pas une simple contamination entre planètes), ceci indiquerait que l’apparition de la vie n’est pas très improbable et ne constitue donc pas le Grand Filtre.

Si cette forme de vie était constituée de cellules complexes, l’apparition des eucaryotes ne serait pas non plus le Grand Filtre. En fait, plus complexe cette forme de vie, plus grandes les chances de voir le Grand Filtre comme un obstacle insurmontable dans le futur de l’humanité. On en arriverait presque à espérer que Mars, Europe et Encelade sont stériles et l’ont toujours été !

En attendant, une discussion philosophique sur l’existence d’un Grand Filtre, bien que passionnante, ne remplace pas les observations scientifiques dans le monde réel. En fait, cette idée serait plutôt une raison pour accélérer nos programmes de recherche, qu’il s’agisse des sondes dans le système solaire, des programmes d’études des exoplanètes ou des tentatives de détection de signaux extraterrestres.


Mis à jour le 1 septembre 2023 par Olivier Esslinger